dimanche 30 juin 2013

3 parents biologiques (ou plus) pour un même enfant : ce que la science est en train de révolutionner dans les filiations contemporaines
In Atlantico


Fécondation in vitro, PMA, GPA, etc. : la science bouleverse les règles de procréation. Changera-t-elle également notre conception de la parentalité ? 

Au Royaume-Uni, le gouvernement vient d’approuver une nouvelle technique de fécondation in vitro autorisant l’utilisation de l’ADN de trois personnes différentes. En France, le débat sur le mariage pour tous a remis la question de la Procréation médicalement assistée (PMA) au cœur de l’actualité et a soulevé celle de la Gestation pour autrui (GPA). 


Ces avancées nourrissent beaucoup de fantasmes quant à la notion de parentalité, mais qu'en est-il vraiment ?

Michel Maffesoli, sociologue, membre de l'Institut universitaire de France, est professeur à la Sorbonne. Il vient de publier Homo Eroticus aux éditions du CNRS. Pierre Le Coz est docteur en sciences de la vie et de la santé. Ses recherches portent, entre autres, sur la biomédecine, la bio-éthique et le principe de précaution. Gérard Neyrand est sociologue, professeur à l’université de Toulouse. Il a publié de nombreux ouvrages dont Le dialogue familial, un idéal précaire (Erès, 2009). Henri Atlan est médecin, biologiste et philosophe. Membre du Comité Consultatif National d'Ethique de 1983 à 2000, il est directeur d'études en philosophie de la biologie à l'EHESS. Il a notamment écrit Le vivant post-génomique ou qu’est ce qu’une organisation ? (2011, Odile Jacob)

Pierre Le Coz : La “FIV trois parents” qui consiste à transférer le noyau de l’ovocyte d’une femme dans l’ovocyte énucléé d’une autre est une technique encore expérimentale. Elle est envisagée lorsqu’une femme est susceptible de transmettre à l’enfant à naître une maladie mitochondriale. Son usage sera restreint aux couples ayant une forte probabilité de transmettre une maladie grave et incurable. Mais si cette technique de manipulation cellulaire s’avérait exempte de toute innocuité pour l’enfant à naître, elle pourrait rapidement être détournée de sa finalité médicale initiale et attiser des convoitises, notamment chez les femmes lesbiennes. Les enfants ainsi conçus porteraient l’empreinte biologique de l’une et de l’autre, ce qui ne peut être le cas actuellement.   S’agissant de la GPA, elle n’en est plus dans sa phase expérimentale puisque les premières gestations pour autrui ont eu lieu dans les années 1980. Ce n’est pas une technique nouvelle ; son essor n’est pas lié aux progrès de la sciences mais aux nouvelles possibilités d’échanges virtuels, par les nouveaux canaux de communication électronique et les formes de paiement dématérialisées.   Plus une pratique se répand, plus s’accroissent les probabilités pour qu’elle soit dépénalisée. Il est certain que les gays ne militeraient pas avec autant d’ardeur pour que les femmes lesbiennes aient le droit de recourir aux techniques d’assistance à la procréation s’ils n’avaient pas une idée derrière la tête. Ils défendent leurs propres intérêts : avoir des enfants grâce à une gestatrice. Si les lesbiennes ont droit aux techniques d'AMP (Aide médicale à la procréation), alors les gays s’engouffreront dans la brèche pour demander à ce que la loi républicaine s’adresse à tous, sans discrimination liée au sexe.     

Michel Maffesoli : Les avancées des technologies médicales ont donné une fonction de plus en plus importante à la parentalité génétique. La génétique constitue, en une période de "famille incertaine" (un concept de Louis Roussel) le nouveau dogme fondateur de la parentalité. C’est pourquoi il devient indispensable de transmettre son “patrimoine génétique” comme une sorte d’empreinte, à n’importe quel prix : manipulations en éprouvettes anti-érotiques, croyance scientiste en la transmission de “valeurs et de qualités” par la génétique, etc.     

Gérard Neyrand : Ces innovations mettent en avant le fait que la parentalité est quelque chose qui se construit : ce n'est pas un instinct. La parentalité s'élabore dans la relation entre un enfant et ses parents. Comme l'ont monté les psychanalystes, la notion de parentalité renvoie à l'idée de "parentalisation", c'est-à-dire au fait que la position parentale est une position construite, qui commence en général à se construire dans l'imaginaire des parents avant même que l'enfant soit né, sauf si ce sont des parents adoptifs. Ces nouvelles techniques insistent sur l'aspect construit de la parentalité, et sure fait que pour être dans une position parentale, c'est moins la dimension biologique qui importe que l'investissement de cette position. C'est ce qui explique que les parents adoptifs puissent avoir les mêmes attitudes et le même rapport aux enfants que les parents adoptifs. Cette construction est à la fois sociale et psychologique. Il y a trois dimensions à la parentalité. Il y a la dimension biologique, certes. Mais être géniteur n'est pas être parent. Etre géniteur c’est simplement produire un enfant biologiquement, et le géniteur peut ne pas investir la relation à son enfant. En ce qui concerne la dimension sociale, la société reconnait qui sont les parents d’un enfant, à travers la déclaration de naissance ou la procédure d’adoption. Enfin, il y a un lien psychique qui se créé entre un enfant et ses parents, lien qui va permettre l’éducation de l’enfant. La plupart du temps ce lien est induit par la naissance et se crée facilement, mais il existe des dysfonctionnements du processus, dans lesquels le lien ne se crée pas. Il existe aussi des cas ou se lien peut se créer entre l’enfant et des personnes qui ne sont pas ses parents biologiques. 

Comment les avancées de la science pourraient-elles dans l’avenir modifier notre conception de la parentalité ? Qu’entendra-t-on par être parent ?   

Michel Maffesoli : Ce qui est essentiel dans la transformation de la société moderne, rationnelle, individualiste et fondée sur le contrat social en une société postmoderne, tribale et nomade, c’est le changement de paradigme de l’imaginaire collectif. Il me semble que la crispation actuelle de l’imaginaire familial sur la transmission génétique et la biologie traduit justement la fin d’une époque : celle de la famille stable, se succédant de génération en génération. Mais justement, cette continuité de la famille, continuité des traits communs (couleurs des yeux, des cheveux, de la peau et des traits dits de caractère) n’était crédible que parce qu’elle était imaginaire, qu’elle pouvait englober une réalité beaucoup plus contrastée. N’oublions pas que plus de 10% des enfants nés avant la contraception avaient un autre père que le père officiel, que les questions de stérilité notamment masculine se réglaient par quelques aventures admises et qu’au bout du compte la vraie parentalité était avant tout situationnelle : la possession d’état établissant qu’est père celui qui exerce la fonction de père. 
   
Gérard Neyrand : Cette idée de lien psychologique va prendre de plus en plus d’importance, tout comme la reconnaissance du fait que la dimension biologique ne fait pas tout. De plus en plus d’importance sera donnée à la dimension sociale, construite du lien parental. Cela est induit par ces techniques, notamment par la GPA, qui pose des questions importantes. Cette technique montre en tout cas que l’on peut être parent biologique, et qui plus est mère biologique, et donc entretenir un rapport particulièrement fort au bébé, sans forcement investir ensuite ce rapport d’une façon parentale. On peut s’en tenir à une dimension de génitrice, même si bien sûr le fait de porter un bébé induit bien souvent la création d’un lien, ce qui peut créer des problèmes dans certains cas. 
  
Pierre Le Coz : Pour l’heure, la science n’a pas le pouvoir de modifier les éléments biologiques de base, elle ne peut pas créer des clones, des chimères ou rendre les humains interchangeables. Il faudra toujours un homme et une femme pour faire des enfants; un chromosome XX pour faire une fille, et un chromosome XY pour faire un garçon ; on bute sur un élément naturel irréductible.   La conception de la parentalité a changé depuis mai 2013 en France mais c’est le droit et non la science qui a induit cette modification des termes du contrat du mariage. Dans l’imaginaire social, la forme parentale classique (“un père, une mère, pas plus, pas moins) demeurera la règle, car l’attrait du sexe opposé n’est pas une pure contingence culturelle; elle a ancrage biologique puissant lié à la pression de la reproduction de l’espèce.   Même ce que l’on appelle l’homosexualité recouvre en grande partie la bisexualité. La complémentarité de l’altérité des sexes ne peut se dissoudre dans un relativisme généralisé; elle restera la modalité prédominante de relation conjugale. Dire qu’on choisit son identité sexuelle et ses orientations est une fiction individualiste. On ne choisit rien, on rencontre en soi un attrait pour l’un ou l’autre sexuel, (ou les deux, comme dans la bisexualité).  Cet attrait pour le même sexe reste un phénomène marginal, notamment chez les femmes (1à 2% de femmes lesbiennes). 
    
Henri Atlan : C'est déjà fait. Il existe plusieurs sortes de parents. Les parents dits "biologiques" au sens de naturels, par opposition à adoptifs : l'enfant est le fruit d'une relation sexuelle qui fusionne un ovule de la mère avec un spermatozoïde du père. La mère porte l'embryon dans son utérus où il se développe jusqu' à l'accouchement. Les parents l'élèvent ensuite. Les parents adoptifs élèvent un enfant de parents biologiques différents déclaré le leur par une procédure sociale et légale, l'adoption. Mais les techniques de procréation médicalement assistée ont créé une autre sorte de parents : des parents partiellement biologiques dans un sens différent des premiers. Un enfant peut être le fruit d'un spermatozoïde de donneur différent du père qui l'élèvera et d'un ovule d'une femme qui ne le portera pas et dont il ne sera pas né. Le désir d'enfant "biologique" à tout prix fait appel à ces techniques qui sont biologiques en un sens différent en ce que ce sont justement des techniques qui n'existent pas dans la nature non médicalisée.       

La notion de parentalité est-elle profondément liée à la filiation ? Les notions de coparentalité ou de pluriparentalité ne sont-elles pas déjà des réalités ?  

Michel Maffesoli : Les notions de coparentalité et de pluriparentalité sont aussi anciennes que les sociétés humaines, ne serait-ce que parce qu’il est très récent que la majorité des enfants puissent avoir des parents vivants jusqu’à leur entrée dans l’âge adulte. N’oublions pas les “mères de lait”, les mères nourricières, le rôle des grands mères, des marraines etc.   Les formes actuelles de la parentalité (parents biologiques, parents légaux,beaux-parents, parents de substitution…) ne sont qu’une reprise sous d’autres formes et d’autres noms de ces invariants anthropologiques qui traduisent cette réalité sociale essentielle : un enfant n’est la propriété d’aucun adulte, y compris ses géniteurs. Il est né et grandit pour leur échapper. Il s’appuie sur des adultes tuteurs pour devenir ce qu’il est.
     
Henri Atlan : La dissociation entre parentalité et filiation est déjà un fait social depuis longtemps. L'adoption en était l'exemple le plus évident. Les familles recomposées de différentes façons, du fait, entre autres, de la multiplication des divorces, n'ont pas attendu les techniques de PMA pour démultiplier le nombre de parents. Les techniques n'ont fait qu'amplifier et rendre plus complexe le phénomène. 
    
Pierre Le Coz : La parentalité est de longue date une notion institutionnelle. C’est ce qui rend possible l’adoption. Même si trois personnes concourent à la naissance d’un enfant, il ne peut y avoir que deux parents. La monogamie demeure la forme matrimoniale la plus répandue dans le monde, et la mondialisation devrait accentuer l’obsolescence d’autres modèles ; la polygamie ou la bigamie persisteront uniquement dans les pays où ces formes ont été inscrites dans un texte sacré inamovible. 
    
Gérard Neyrand : La notion de parentalité est liée à celle la filiation, mais insiste sur la dimension relationnelle. Alors que la notion de parenté, elle, renvoie directement aux structures qui organisent la filiation. La parenté renvoie plutôt au niveau structurel, officiel, à l’organisation  des liens familiaux et les places familiales. La parentalité correspond davantage à la mise en acte concrète des relations entre ces différents acteurs parentaux. Ces deux aspects peuvent donc être distingués.

Y a-t-il des risques à dissocier les différents aspects de la parentalité (biologique, juridique et social) ? Si oui, quels sont-ils ? 

Michel Maffesoli : Les questions de parentalité ne devraient jamais, tout comme les questions de relations amoureuses, affectives, se traduire en devoir être. Surtout d’Etat. La stabilité des couples parentaux est bien sûr plus facile pour les enfants de même qu’il est bénéfique que les parents qui prennent la responsabilité de faire naître des enfants s’engagent à leur égard de manière complète et indépendante des fluctuations de leur vie affective.   Mais la vie des enfants comme celle des adultes ne peut pas être programmée, même en fonction de formes idéales. Toute vie est un affrontement au destin, c’est-à-dire à des évènements et des avènements inattendus et imprévus. Dès lors, il faut trouver les formes les moins mauvaises possibles de protection et d’épanouissement des enfants. Peut-être l’incertitude et la fragilité des familles fondées sur le couple monogame favoriseront-elles une ouverture de la famille et des formes de prise en charge plus communautaires des enfants. En ce sens je parlerais plutôt d’un nouveau rapport des adultes aux enfants, fondé sur l’initiation (faire croître ce qui est) plutôt que sur l’éducation (reproduire un modèle) et sur un éclatement de la sphère privée et familiale.  
   
Pierre Le Coz : En France, le Législateur les dissocie déjà : il accorde le primat au lien affectif sur le lien biologique, et interdit par exemple la recherche biologique de paternité. La reconnaissance de paternité est un acte solennel, social, et irréversible. Même si le père est stérile, que son enfant a été conçu avec un gamète étranger, il ne peut pas faire valoir qu’il n’est pas le géniteur pour se dédouaner de sa responsabilité. Il est père comme les autres, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs.   Quant au donneur de gamète, non seulement il n’est pas considéré comme un parent, mais il est même rayé complètement de l’histoire du couple, comme s’il n’avait pas existé, en l’état actuel de la loi. Cela posera d’ailleurs de sérieux problèmes pour les enfants de couples homoparentaux car l’enfant se rendra très vite compte qu’un tiers lui a donné la vie et qu’on lui dissimule. Un enfant aura besoin de savoir où est le géniteur et il ne pourra faire autrement que de se le représenter comme un père. Il me parait essentiel de lui permettre de connaitre le donneur, si d’aventure le législateur autorise l’accès de l’AMP aux femmes lesbiennes. Ce serait un moindre mal.   

Gérard Neyrand : Il existe en tout cas des situations concrètes dans lesquelles ces aspects sont dissociés. Je prends souvent cet exemple pour montrer la diversification des acteurs parentaux : un enfant né sous « X », abandonné à la naissance possède deux parents génétiques qui ne sont que des géniteurs. S’il est adopté par un couple, ces deux parents sont à la fois des parents sociaux et des parents éducatifs : ils ont un double rôle. Puis ils finissent pas se séparer et recomposer chacun une famille. Arrivent alors deux beaux parents viennent alors interférer, et ont une position parentale uniquement éducative. L’enfant se retrouve avec 6 personnes qui sont dans une position parentale différenciée. La notion de pluriparentalité tient compte de tous ces cas de figure possibles, qui font que l’on peut vivre dans une famille monoparentale, recomposée, biparentale, homoparentale, etc. La caractéristique de la période contemporaine est son caractère évolutif. Les liens parentaux sont a priori définitifs, indissolubles et inconditionnels, mais de nouveaux acteurs parentaux peuvent s’adjoindre à la structure initiale, compte-tenu de l’évolution du couple. Tout dépend des situations, les choses se complexifient, mais il n’y a pas de risque à priori à distinguer les différents aspects de la parentalité – juridique, social, biologique. Les enfants s’y retrouvent souvent plus facilement que les adultes : ils ont une capacité d’adaptation à la réalité concrète  supérieure à celle des adultes, qui sont susceptibles de beaucoup culpabiliser, parfois pour rien, en pensant à l’intérêt de l’enfant, qui lui trouve pourtant en général toujours sa place, sauf bien sûr dans des situations de maltraitance.   

Henri Atlan : Il y a probablement des risques mais il est très difficile de les évaluer. Il s'agit d'une expérimentation sociale en temps réel et toute expérimentation sociale est au moins aussi problématique qu'une expérimentation biologique. Les expérimentations d'élevage collectif d'enfants dans les kibboutz et dans des communes hippies n'ont pas eu des résultats probants.  

L’idéologie individualiste menace-t-elle la notion de famille ou va-t-on simplement donner un autre sens à cette institution ?

Michel Maffesoli : L’idéologie individualiste comme l’idéologie génétique et biologiste sont profondément liées à la société moderne qui est en train de s’effondrer. On ne peut plus considérer que c’est cette idéologie qui structure l’imaginaire contemporain quand on voit l’importance des solidarités spontanées, des regroupements locaux, bref la tribalisation du monde. La famille était fondée sur le contrat entre deux individus (mariage) qui transmettaient à leurs descendants biologiques leur patrimoine génétique et immobilier. Ce modèle, même si les récents débats sur le mariage pour tous lui a redonné un semblant de vigueur, est saturé. Pour le meilleur comme pour le pire, nous vivons dans une société beaucoup plus communautaire, où chacun se définit non pas en fonction d’une seule identité, fût-elle génétique, mais vit des identifications multiples. C’est un modèle de société naissante et les manières qu’ont les personnes de se situer les unes par rapport aux autres, dans leurs rapports amoureux, amicaux, filiaux ou parentaux sont pour l’heure diverses, fluctuantes, en devenir.   Mais ne l’oublions pas, la fin d’un monde n’est pas la fin du monde et le sentiment amoureux, la beauté d’un accouchement, l’émotion ressentie devant un petit enfant, l’aventure que constitue la vie avec des enfants, tous ces sentiments et ces émotions se vivront toujours aussi pleinement.
    
Pierre Le Coz : La notion de famille est fragilisée depuis trois décennies par l’idéologie individualiste et l’affirmation souveraine de la liberté individuelle. Le lien matrimonial tend à s’infléchir dans le sens d’un « face à face » entre deux êtres défendant chacun leur droit à l’auto-détermination et la singularité. L’autre  est appréhendé  comme une limitation de la liberté. Ma liberté s’arrêtant là où commence celle de mon conjoint.   Avec l’augmentation de la durée de vie, on tend de plus en plus à se représenter la vie comme un livre où s’écrivent différents chapitres. Plus le mariage s’émancipe des motifs traditionnels et économiques, plus il est exposé à l’épuisement du désir. Les enfants de couples divorcés sont plus nombreux et ont eux mêmes un risque plus élevé de divorcer. Le divorce a encore de beaux jours devant lui. Malgré tout,  il est difficile de savoir comment le mariage évoluera car il n’y a pas vraiment d’alternative au mariage.  Comment consacrer socialement notre union à un l’être que l’on aime autrement que par le lien du mariage ? La revendication au mariage pour tous des couples homosexuels est symptomatique d’une impossibilité de trouver d’autre alternative à la reconnaissance sociale du lien qui nous unit à la personne aimée.   D’une part, si la crise économique persiste, il faut s’attendre à ce que le facteur économique redevienne influent sur la préservation du lien matrimonial. Beaucoup de gens qui auraient désiré se séparer de leur conjoint renonceront à le faire par peur de troquer leur vie monotone contre la précarisation économique ou la perte d’un statut social confortable. Mais l’opérateur d’autorégulation le plus incident est l’amour pour l’enfant  désormais investi d’une valeur inconditionnelle. L’enfant représente le sens de la vie de l’adulte, dans la majorité des cas. Par amour pour son enfant, on est prêt à faire beaucoup de concessions et disposé à réviser à la baisse nos attentes à l’égard d’un conjoint.   Un autre variable est en train de complexifier l’équation: de plus en plus de pères s’attachent à leurs enfants ; Les associations de défense des pères montent en puissance et obligent tous les pères à se montrer responsable à l’égard de ses enfants. Le père qui abandonne femme et enfants doit faire face à la réprobation collective. Il est désavoué par sa propre famille.   Corrélativement, on remarque que les comportements individualistes sont plus culpabilisés qu’il y a une ou deux décennies.  Le mot “individualiste” est devenu péjoratif, disqualifié comme une expression de l’égoïsme, lequel est considéré comme la source de tous les maux de la société.  Ceci joue comme un frein car nous avons besoin de nous sentir reconnus par les autres et estimés socialement.   En résumé, il existe encore de nombreuses digues à la dislocation de l’institution familiale, même si, en dépit de la mode du « mariage pour tous »,  celle-ci n’a jamais été au plus mal.
     
Gérard Neyrand : Je ne pense pas que l’individualisme menace véritablement la notion de famille, car en réalité l’individualisme est un individualisme relationnel. J’ai d’ailleurs écrit un article sur ce paradoxe (publié dans mon livre, « Le Dialogue familial, un idéal précaire », chez Erès). L’individualisme promeut la valeur de l’individu, la réalisation de soi, l’épanouissement des personnes. Mais pour se réaliser soi-même on a besoin des autres, et notamment des relations affectives avec autrui. Deux relations sont particulièrement significatives pour cette réalisation personnelle : d’une part celle que l’on entretient avec le conjoint et d’autre part celle entretenue avec l’enfant. Si l’on tient compte de cela, il semble bien la montée de l’individualisme n’entraine pas la dissolution de la famille, au contraire. Elle rend plus complexes les relations familiales, dans la mesure où le couple se recentre sur la dimension amoureuse et affective : on attend beaucoup du conjoint, et peut-être parfois trop, ce qui va favoriser les séparations, car plus les attentes sont grandes, plus les déceptions sont probables car il est difficile de répondre à ces attentes réciproques. Enfin, la famille est aujourd’hui définie par la venue de l’enfant et non plus par le mariage comme autrefois.

Henri Atlan : Par définition l'idéologie individualiste où la liberté individuelle, qui est en fait le plus souvent le désir individuel, est la valeur suprême qui menace la notion de famille quelle qu'elle soit puisque celle-ci implique d'être au moins deux. La famille est une institution sociale qui a évolué et peut encore évoluer. Mais encore une fois, il s'agit d'une expérimentation sociale dont les résultats ne seront peut-être visibles que dans quelques générations. 

Propos recueillis par Carole Dieterich et Julie Mangematin

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