vendredi 25 décembre 2015

LA FAMILLE N'EST PAS UNE SIMPLE CONSTRUCTION MENTALE !

Par Edouard in Tribune de Genève

La famille est un formidable kit de survie

Analyse: le psychiatre Gérard Salem, thérapeute de famille depuis trente-cinq ans, fait le point sur les changements qu’il observe aujourd’hui dans sa pratique clinique d’enfants et d’adolescents.
Les jeunes nés, en gros, entre 1980 et 1995, forment ce qu’on appelle la génération Y.


Il est médecin, psychiatre, mais aussi écrivain, essayiste. A 70 ans bientôt, Gérard Salem continue d’avancer sur ses deux pieds, mariant la science et les lettres, son enfance au Proche-Orient et sa vie d’adulte entre Lausanne et le Valais, son amour d’ici et son goût d’ailleurs. Chaque jour depuis trente-cinq ans, dans sa pratique de thérapeute de famille, il tend l’oreille aux jeunes, «du berceau jusqu’à leurs 30 ans». Nous lui avons demandé de nous confier les espoirs et les craintes que lui inspire la jeunesse à l’orée de 2016.

Qu’est-ce qui caractérise cette nouvelle génération que vous voyez en cabinet?

Ces jeunes nés, en gros, entre 1980 et 1995, forment ce qu’on appelle la génération Y et sont très différents de la précédente. Je le constate tous les jours. Ces digital natives ont grandi avec une technologie qui n’existait pas avant: Internet, les réseaux sociaux, une vitesse d’information sans précédent, un accès multimédia illimité, des sources de renseignements innombrables. Même s’ils ne savent pas très bien comment tout cela fonctionne, ils jonglent aisément avec ces nouveaux paramètres.


Qu’est-ce que cela change?

Cet accès facilité à de multiples sources d’information leur offre une diversité de perspectives qui peut les laisser perplexes et sans repères. Mais il aiguise aussi leur esprit critique. Il peut même leur donner une extraordinaire assurance: «J’ai accès à tout, très vite, donc je peux me forger ma propre opinion, indépendamment du package que les parents et la société me proposent.» C’est la jeunesse du «tout est possible». Souvent jusqu’à l’arrogance, qui donne parfois l’envie d’en gifler!

Leurs parents les ont élevés comme des enfants-rois, pour reprendre la terminologie du pédiatre Aldo Naouri?

Il y a de cela. Ces jeunes, nous les avons élevés en les écoutant beaucoup. Trop parfois. Un peu comme si la génération précédente essayait, par un effet de miroir, de s’améliorer en croyant donner davantage confiance à ses petits, en se laissant contrer, couper la parole, manquer de respect. Pour aider ses enfants à renforcer une position affirmée, une position «moi je». Au point que les jeunes eux-mêmes finissent par s’écouter parler. Ils croient tout savoir: «Maman, je gère. Casse-toi!» Cette phrase m’est souvent rapportée en thérapie familiale. Alors qu’évidemment, l’adolescent en question ne gère rien du tout.

Quels sont les effets négatifs de cette éducation sur le psychisme des jeunes?

Comme les limites posées par les parents ne sont pas claires, il arrive que certains enfants évoluent mal, cumulent les comportements inadéquats, de l’incivilité jusqu’à la délinquance, la violence et même la radicalisation, comme on le voit aujourd’hui.

Là, on se situe du côté de très graves malaises.
Le suivi d’un grand nombre de jeunes radicalisés montre à quel point ils vont mal. Ils n’ont plus d’assise affective, se font embrigader dans une idéologie toute faite, laissent leurs nouveaux mentors penser pour eux. Ils souffrent psychiquement et se sentent confus dans un monde où tant de valeurs se contredisent sur Internet et les réseaux sociaux. Ils ne parviennent à fonctionner que par mimétisme.

Il s’agit d’une infime minorité. Revenons aux jeunes qui vont bien et chez qui l’assurance est positive.

Volontiers, et j’ai foi en cette jeunesse-là. Je vois, dans ma pratique quotidienne, de jeunes adultes qui prennent leurs distances avec Internet et les réseaux sociaux. Ils se posent des questions sur l’interface virtuel/réel, essaient de former leur propre jugement – Y se prononce why (pourquoi?) – au sein d’une société consumériste et face à des parents déboussolés. Ils valorisent l’expression des sentiments, reviennent à la nature, se calment en pratiquant les sports, la méditation, le yoga, l’autohypnose. Ils cherchent à mieux cerner la part intuitive en eux. Je les appelle parfois «la génération socratique». Ils ont confiance en leur dispositif mental inconscient et se disent: «Je sais que je ne sais rien. Mais je peux tout savoir néanmoins. Je me méfie de ce que me donnent pour acquis mes parents, l’école, la société, de leurs valeurs, leurs repères. Au fond, je crois en moi. Je vais me fier à ce savoir presque animal.» Ça, c’est une force extraordinaire, qui m’impressionne.

Vous en rencontrez beaucoup, des jeunes gens «socratiques»?

Cette frange de jeunes qui prétendent que ce qu’on croit savoir n’est pas l’essentiel est certes minoritaire, mais extrêmement prometteuse à mes yeux.

Et où placer l’influence prépondérante des réseaux sociaux dans ce paysage?

Ils sont un substitut intéressant pour explorer d’autres manières d’être consensuels. Et aussi pour s’offrir entre jeunes une reconnaissance mutuelle. I like signifie: «On est du même clan.» On partage les mêmes valeurs, les mêmes goûts ou dégoûts, les mêmes envies, les mêmes désirs dirait René Girard, le théoricien du désir mimétique, qui a expliqué Facebook avant l’heure: «Mon désir est alimenté par le désir d’un autre.» L’élément favorable, c’est qu’en prenant position, un adolescent affirme que son opinion compte. Cela renforce sa confiance en lui. Et c’est de bon augure si cela cohabite avec le précepte socratique «Je sais que je ne sais rien.» Sinon? Eh bien on se trouve en face d’un insupportable fanfaron trop gâté!

Que pensez-vous de mouvements tels que «Je suis Charlie» ou «Je suis en terrasse»?

Avec les événements historiques qu’on vit, beaucoup veulent affirmer du courage – «même pas peur!» – et de la solidarité, en frisant parfois la provocation infantile.

La famille est-elle encore importante pour la génération Y?

Je vous répondrai par une autre question: pourquoi y a-t-il tant de Tanguy (ndlr: en référence à une comédie d’Etienne Chatiliez, où un jeune adulte, Tanguy, s’incruste au domicile parental)? Pourquoi tant de jeunes qui ont quitté la maison reviennent vivre chez leurs parents? Ils ont même un nom: les boomerangs babies…

Le phénomène est connu. On l’attribue à des raisons économiques et pratiques: manque de logements, prix des loyers, difficulté à trouver un premier emploi…

Bien entendu. Mais à mon sens, ce repli vers la famille n’est pas qu’économique. Il exprime un besoin de relations humaines d’une autre qualité que ce que le marché propose aux jeunes, leur assène même: la loi du profit, de la rivalité, de la performance, du rendement, de la rentabilité. De quoi faire peur ou désenchanter. Alors les jeunes souhaitent retrouver une relation où l’on est aimé pour soi, où l’on peut être estimé même si l’on n’est pas rentable. Mon hypothèse est que les boomerangs babies, en opérant un retour dans le giron familial, tentent de vérifier qu’ils peuvent nouer des relations de qualité. Je salue cela, en tant que père d’enfants de 35-40 ans, et grand-parent de petits enfants de 7-8 ans.

La famille comme moyen de se ressourcer?

Et comment! Quelles que soient la culture et la religion familiales, du reste. La famille est un formidable kit de survie! Elle donne ses chances à l’épanouissement de l’individu et sert de socle à l’identité des enfants. C’est un sous-système social plus stable qu’il n’y paraît, certes imparfait, mais on n’en a pas trouvé de meilleur au cours de l’histoire. La famille est fondée sur des liens biologiques, alliant naturellement provenance et appartenance. Elle n’est pas une simple construction mentale, comme le prétend une certaine sociologie superficielle aujourd’hui. Elle n’est pas facilement remplaçable, quels que soient les substituts plus ou moins ingénieux explorés aujourd’hui. Puiser à la source d’une relation affectueuse avec ses parents, même si on est en conflit avec eux ou avec leurs valeurs, reste une expérience essentielle. Il serait d’ailleurs bon de prendre soin davantage des rituels familiaux, sans les figer.

Un mariage sur deux se termine par un divorce. La famille recomposée est-elle un bon substitut à la cellule originelle?

Nous ne le savons pas encore, faute de recul. Nous ne pouvons pas comparer, et que comparer? Sur quels critères? Je dirais toutefois qu’une relation familiale est réelle et complète si elle est caractérisée à la fois par une dimension verticale (entre ascendant et descendant) et horizontale (le parent a un conjoint qui a rendu possible la naissance de l’enfant, que ce conjoint soit durable, interchangeable ou successif). Il est certain qu’il faut cette double dimension pour que le petit d’homme puisse en tirer profit et être solide sur ses jambes. C’est ainsi que la société se survit. Ce qui est fantastique, c’est que cette fonction de la famille tient le coup à travers le temps, les cultures, les religions.

A lire: «L’approche thérapeutique de la famille», Masson, Elsevier, 2011. «Tableaux de familles», La Joie de lire, 2000. «Le combat thérapeutique», Armand Colin, 2011. «Marc de café», L’Age d’Homme, 2015.

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